Résumé
La
neuropsychanalyse est une nouvelle école de pensée
ayant pour but d’établir des liens entre les neurosciences et la psychanalyse.
Pourtant peu de chercheurs en neurosciences et en psychiatrie en auraient
entendu parler si elle n’avait reçu un soutien public de la part d’éminents
scientifiques. Cet article pose la question du bien-fondé d’un tel soutien.
D’après
Panksepp et
Solms,
« la
neuropsychanalyse essaie de comprendre
l’esprit humain, en particulier les aspects relatifs à l’expérience subjective.
Elle reconnaît le rôle essentiel des neurosciences dans une telle quête.
Néanmoins, contrairement à la plupart des branches des neurosciences, elle
place l’esprit et le cerveau sur un pied d’égalité. »
[1]
Dans un article fondateur de 1998 présenté comme un défi aux psychanalystes,
Kandel
a souligné le rôle essentiel que la psychanalyse devrait jouer dans une
entreprise aussi légitime :
« A la suite des avancées des neurosciences au cours des
dernières années, la psychiatrie tout comme les neurosciences se retrouvent en
meilleure posture pour un rapprochement, un rapprochement qui permettrait aux
idées de la perspective psychanalytique de participer à la quête d’une compréhension
plus profonde des bases biologiques du comportement. »
[2]
Quinze
ans plus tard, on ne peut qu’être ravi de constater que certains psychanalystes
ont relevé le défi, en embrassant la méthode scientifique et en tentant de
tester rigoureusement les hypothèses freudiennes, comme en atteste un récent
numéro spécial de
Psychoanalytic Review en l’honneur de
Kandel[3].
Dans la conclusion de ce numéro spécial, ce rapprochement entre la psychanalyse
et les neurosciences est célébré comme étant « une alliance naturelle »
par
Damasio[4]
et par
Ledoux[5].
Dans un précédent livre, Ledoux notait que « Freud était en plein dans le
mille lorsqu’il décrivait la conscience comme la partie émergée de l’iceberg
mental »
[6].
Et d’après
Kandel, la théorie de Freud « est
sans doute toujours la conception de l’activité mentale la plus influente et la
plus cohérente que nous ayons »
[7].
Le terrain est donc tout préparé pour que des auteurs comme
Carhart-Harris et
Friston
(et bien d’autres) explorent « la notion selon laquelle les concepts
freudiens ont des bases neurobiologiques », en tentant de « démontrer
les compatibilités entre les idées-clés de Freud et les perspectives récentes
sur le fonctionnement cérébral global »
[8].
Bien entendu, tous les auteurs cités sont parfaitement conscients que la
psychanalyse a été bâtie sur du sable, et sont remarquablement prudents dans la
manifestation de leur soutien. Ils insistent sur le fait que ses affirmations
doivent être mises à l’épreuve des données, et que le temps en est justement
venu grâce aux progrès des neurosciences. Cette position semble tout à fait
raisonnable et inoffensive. Mais l’est-elle vraiment ?
Premièrement,
on peut objecter que l’attribution à Freud de nombreux concepts et intuitions
importants jusqu’à ce jour (tels que les processus inconscients) est largement
erronée.
Carhart-Harris et
Friston
font une synthèse admirable de tout un pan des neurosciences, et les inscrivent
dans le cadre du «
principe de l’énergie
libre », mais pourquoi vouloir systématiquement associer chaque
concept ou résultat neuroscientifique à une citation de Freud ? Bien
entendu, il est intéressant, d’un point de vue historique et épistémologique,
de retracer l’origine des idées modernes jusqu’à leurs précurseurs. Et il est
bien sûr possible que Freud ait eu des intuitions véritablement lumineuses sur
le fonctionnement de l’esprit humain. A condition que l’on puisse démontrer que
ces idées ont véritablement trouvé leur origine chez Freud, plutôt que d’être
empruntées sans vergogne à ses prédécesseurs sans citer ses sources (comme cela
a été le cas de l’idée du traitement inconscient empruntée à
Janet[9]
et à bien d’autres
[10]).
L’objet principal de l’article de
Carhart-Harris et
Friston, le conflit entre le ça et le moi, découle de la
distinction faite par Platon entre les passions et la raison, via
d’innombrables intermédiaires. Mais ces auteurs ne semblent pas chercher
d’autre source que Freud. Drôle de manière de faire de la recherche historique.
En se basant exclusivement sur la littérature freudienne et en faisant un usage
généreux de l’analogie et de la métaphore, nul doute que des
« compatibilités » peuvent être trouvées. Mais quelles implications
cela peut-il avoir pour les neurosciences et la psychiatrie modernes ?
Faire des associations libres entre les concepts cognitifs et
neuroscientifiques et les concepts psychanalytiques apporte-t-il quoi que ce
soit aux études expérimentales du réseau cérébral « par défaut », du
cerveau émotionnel ou des troubles psychiatriques ? Et cela respecte-il
bien l’histoire des idées ? Le dernier livre de
Kandel
révèle, s’il en était besoin, qu’il n’y a pas d’autre raison de se référer
constamment à Freud que la nostalgie du Vienne de 1900 et l’admiration pour un
écrivain inspiré.
Deuxièmement,
la psychanalyse n’apporte aucune contribution substantielle aux concepts déjà
existant en psychologie et en neurosciences cognitives. Tout comme
Kandel,
Panksepp et
Solms argumentent de manière convaincante qu’il y a besoin
d’un niveau de description spécifique à l’esprit humain, c’est-à-dire aux
pensées, aux sentiments et à tous les autres états mentaux, et qu’il est
distinct du niveau de description biologique. Mais, ce faisant, ne
redécouvrent-ils pas tout simplement la psychologie ? L’importance du
niveau cognitif pour une compréhension intégrale de l’esprit/cerveau, et son
indépendance conceptuelle du niveau biologique ont déjà été expliquées il y a
bien longtemps par
Marr[11],
et a été reformulée en des termes plus modernes par
Morton et
Frith dans le cadre de la
modélisation causale
[12][13].
Il est possible que certains chercheurs en neurosciences moléculaires et
cellulaires aient besoin d’un rappel des limites d’une approche biologique
purement réductionniste, et de la contribution cruciale des sciences cognitives
à la compréhension du cerveau. Mais la psychanalyse est la dernière chose dont
ils aient besoin. La science de l’esprit humain existe déjà, c’est la
psychologie. Pour la plupart des psychologues contemporains
,
la psychanalyse n’est qu’une école de la psychologie : une école tombée en
désuétude, dont les hypothèses étaient soit triviales, soit non réfutables,
soit ont déjà été réfutées. Et la nouvelle science de l’esprit/cerveau
(incluant les sentiments subjectifs, les émotions, et les relations sociales)
existe déjà : elle se trouve à l’interface bouillonnante entre la
psychologie et les neurosciences. Alors, quel est l’intérêt de renommer «
neuropsychanalyse » ces recherches scientifiques
fructueuses ? Est-ce que ce n’est pas simplement une tentative de
réhabiliter la psychanalyse en lui accolant un préfixe à la mode, et en lui
attribuant les mérites d’autres disciplines ?
Il
ne s’agit pas d’une dispute futile au sujet d’un mot. La psychanalyse n’est pas
juste un ensemble d’idées inoffensives d’où l’on peut tirer inspiration et
rêveries philosophiques. Pour s’en rendre compte, il peut être utile de
rappeler la situation des pays où elle constitue encore le cœur de la
psychologie et de la psychiatrie, et où elle guide à la fois la théorisation et
la pratique clinique. En France, par exemple, les pédopsychiatres formés à la
psychanalyse rejettent les classifications internationales des troubles mentaux
en faveur de leur propre classification unique au monde
[14] ;
retardent le diagnostic de l’autisme ou lui substituent un diagnostic
psychanalytique tel que « psychose infantile »
;
retardent ou empêchent toute forme d’intervention éducative ; pratiquent à
la place des formes de psychothérapie analytique dont l’efficacité n’est
soutenue par aucune donnée factuelle
(dont certaines particulièrement discutables comme le
packing[15]) ;
rejettent sur les parents la responsabilité des troubles
neurodéveloppementaux
de leurs enfants
;
et peuvent aller jusqu’à attaquer en justice une réalisatrice qui ose exposer
leurs idées sur l’autisme
[16].
Dans le contexte d’une contestation de plus en plus importante de leur
autorité, les psychanalystes français se délectent de tout signe d’intérêt pour
la psychanalyse manifesté par un neurobiologiste reconnu mondialement. Ses
déclarations sont alors instrumentalisées dans l’espoir de retarder toute
évolution de la psychologie et de la psychiatrie françaises pour quelques
années de plus, constituant ainsi de nouveaux obstacles sur la voie d’une
psychiatrie fondée sur des preuves. Les patients le payent au prix fort.
Je
n’ai aucun doute que les scientifiques renommés que j’ai cités condamnent tous
ces abus, et montrent un soutien sans faille à la psychologie et à la
psychiatrie fondées sur des preuves. Mais ils devraient réfléchir à deux fois
avant de faire des déclarations pouvant être interprétées comme une
réhabilitation de la psychanalyse (à moins qu’ils n’aient de nouvelles données
éblouissantes à révéler, bien entendu). Ils doivent être conscients de toutes
les conséquences entraînées par le fait de préserver à tort la popularité de la
psychanalyse. Ils doivent être conscients qu’ils seront enrôlés malgré eux dans
la défense de pratiques diagnostiques et thérapeutiques indignes, au détriment
des patients, même si cela se passe dans des pays éloignés.
Si
la psychanalyse doit être réhabilitée, il faudra que ce soit sur la base de ses
propres mérites. Il ne suffit pas qu’une recherche expérimentale mette à jour
l’influence de certaines expériences précoces, détermine les bases cérébrales
des processus inconscients, ou encore décode le contenu des rêves grâce à la
neuro-imagerie, pour que cela confirme les idées psychanalytiques, même si
Freud s’intéressait aux mêmes questions. Ce qu’il faudra, c’est montrer :
(1) que certains concepts centraux de la psychanalyse (comme le complexe
d’Œdipe, les stades psychosexuels, ou encore le sens symbolique des rêves)
peuvent maintenant être définis avec suffisamment de précision pour faire des
prédictions claires et testables, que ces prédictions sont effectivement correctes,
et que les données ne sont pas mieux expliquées par d’autres théories plus
simples ; ou que (2) les théories psychanalytiques des causes de certains
troubles mentaux sont correctes et font des prédictions plus précises que les
autres théories ; ou peut-être que (3) les thérapies psychanalytiques ont
prouvé quelque efficacité pour certains troubles, pour des raisons spécifiques
aux concepts psychanalytiques. Mais aucun des auteurs cités n’a fourni la
moindre indication en ce sens. Trouver simplement de l’inspiration dans les
écrits de Freud et faire de vagues analogies entre les concepts
psychanalytiques et les résultats des neurosciences ne saurait suffire.
Franck Ramus
Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique
Ecole Normale Supérieure, EHESS, CNRS, Paris, France.
Notes spécifiques à la traduction française