Quel est l'intérêt de la neuropsychanalyse?


(traduction[a] de l’article « What’s the point of neuropsychoanalysis ? » paru dans British Journal of Psychiatry, septembre 2013)

Résumé

La neuropsychanalyse est une nouvelle école de pensée ayant pour but d’établir des liens entre les neurosciences et la psychanalyse. Pourtant peu de chercheurs en neurosciences et en psychiatrie en auraient entendu parler si elle n’avait reçu un soutien public de la part d’éminents scientifiques. Cet article pose la question du bien-fondé d’un tel soutien.


D’après Panksepp et Solms, « la neuropsychanalyse essaie de comprendre l’esprit humain, en particulier les aspects relatifs à l’expérience subjective. Elle reconnaît le rôle essentiel des neurosciences dans une telle quête. Néanmoins, contrairement à la plupart des branches des neurosciences, elle place l’esprit et le cerveau sur un pied d’égalité. »[1] Dans un article fondateur de 1998 présenté comme un défi aux psychanalystes, Kandel a souligné le rôle essentiel que la psychanalyse devrait jouer dans une entreprise aussi légitime :
« A la suite des avancées des neurosciences au cours des dernières années, la psychiatrie tout comme les neurosciences se retrouvent en meilleure posture pour un rapprochement, un rapprochement qui permettrait aux idées de la perspective psychanalytique de participer à la quête d’une compréhension plus profonde des bases biologiques du comportement. »[2]
 
Quinze ans plus tard, on ne peut qu’être ravi de constater que certains psychanalystes ont relevé le défi, en embrassant la méthode scientifique et en tentant de tester rigoureusement les hypothèses freudiennes, comme en atteste un récent numéro spécial de Psychoanalytic Review en l’honneur de Kandel[3]. Dans la conclusion de ce numéro spécial, ce rapprochement entre la psychanalyse et les neurosciences est célébré comme étant « une alliance naturelle » par Damasio[4] et par Ledoux[5]. Dans un précédent livre, Ledoux notait que « Freud était en plein dans le mille lorsqu’il décrivait la conscience comme la partie émergée de l’iceberg mental »[6]. Et d’après Kandel, la théorie de Freud « est sans doute toujours la conception de l’activité mentale la plus influente et la plus cohérente que nous ayons »[7]. Le terrain est donc tout préparé pour que des auteurs  comme Carhart-Harris et Friston (et bien d’autres) explorent « la notion selon laquelle les concepts freudiens ont des bases neurobiologiques », en tentant de « démontrer les compatibilités entre les idées-clés de Freud et les perspectives récentes sur le fonctionnement cérébral global »[8]. Bien entendu, tous les auteurs cités sont parfaitement conscients que la psychanalyse a été bâtie sur du sable, et sont remarquablement prudents dans la manifestation de leur soutien. Ils insistent sur le fait que ses affirmations doivent être mises à l’épreuve des données, et que le temps en est justement venu grâce aux progrès des neurosciences. Cette position semble tout à fait raisonnable et inoffensive. Mais l’est-elle vraiment ?


Premièrement, on peut objecter que l’attribution à Freud de nombreux concepts et intuitions importants jusqu’à ce jour (tels que les processus inconscients) est largement erronée. Carhart-Harris et Friston font une synthèse admirable de tout un pan des neurosciences, et les inscrivent dans le cadre du « principe de l’énergie libre », mais pourquoi vouloir systématiquement associer chaque concept ou résultat neuroscientifique à une citation de Freud ? Bien entendu, il est intéressant, d’un point de vue historique et épistémologique, de retracer l’origine des idées modernes jusqu’à leurs précurseurs. Et il est bien sûr possible que Freud ait eu des intuitions véritablement lumineuses sur le fonctionnement de l’esprit humain. A condition que l’on puisse démontrer que ces idées ont véritablement trouvé leur origine chez Freud, plutôt que d’être empruntées sans vergogne à ses prédécesseurs sans citer ses sources (comme cela a été le cas de l’idée du traitement inconscient empruntée à Janet[9] et à bien d’autres[10]). L’objet principal de l’article de Carhart-Harris et Friston, le conflit entre le ça et le moi, découle de la distinction faite par Platon entre les passions et la raison, via d’innombrables intermédiaires. Mais ces auteurs ne semblent pas chercher d’autre source que Freud. Drôle de manière de faire de la recherche historique. En se basant exclusivement sur la littérature freudienne et en faisant un usage généreux de l’analogie et de la métaphore, nul doute que des « compatibilités » peuvent être trouvées. Mais quelles implications cela peut-il avoir pour les neurosciences et la psychiatrie modernes ? Faire des associations libres entre les concepts cognitifs et neuroscientifiques et les concepts psychanalytiques apporte-t-il quoi que ce soit aux études expérimentales du réseau cérébral « par défaut », du cerveau émotionnel ou des troubles psychiatriques ? Et cela respecte-il bien l’histoire des idées ? Le dernier livre de Kandel révèle, s’il en était besoin, qu’il n’y a pas d’autre raison de se référer constamment à Freud que la nostalgie du Vienne de 1900 et l’admiration pour un écrivain inspiré.

Deuxièmement, la psychanalyse n’apporte aucune contribution substantielle aux concepts déjà existant en psychologie et en neurosciences cognitives. Tout comme Kandel, Panksepp et Solms argumentent de manière convaincante qu’il y a besoin d’un niveau de description spécifique à l’esprit humain, c’est-à-dire aux pensées, aux sentiments et à tous les autres états mentaux, et qu’il est distinct du niveau de description biologique. Mais, ce faisant, ne redécouvrent-ils pas tout simplement la psychologie ? L’importance du niveau cognitif pour une compréhension intégrale de l’esprit/cerveau, et son indépendance conceptuelle du niveau biologique ont déjà été expliquées il y a bien longtemps par Marr[11], et a été reformulée en des termes plus modernes par Morton et Frith dans le cadre de la modélisation causale[12][13]. Il est possible que certains chercheurs en neurosciences moléculaires et cellulaires aient besoin d’un rappel des limites d’une approche biologique purement réductionniste, et de la contribution cruciale des sciences cognitives à la compréhension du cerveau. Mais la psychanalyse est la dernière chose dont ils aient besoin. La science de l’esprit humain existe déjà, c’est la psychologie. Pour la plupart des psychologues contemporains[b], la psychanalyse n’est qu’une école de la psychologie : une école tombée en désuétude, dont les hypothèses étaient soit triviales, soit non réfutables, soit ont déjà été réfutées. Et la nouvelle science de l’esprit/cerveau (incluant les sentiments subjectifs, les émotions, et les relations sociales) existe déjà : elle se trouve à l’interface bouillonnante entre la psychologie et les neurosciences. Alors, quel est l’intérêt de renommer « neuropsychanalyse » ces recherches scientifiques fructueuses ? Est-ce que ce n’est pas simplement une tentative de réhabiliter la psychanalyse en lui accolant un préfixe à la mode, et en lui attribuant les mérites d’autres disciplines ?

Il ne s’agit pas d’une dispute futile au sujet d’un mot. La psychanalyse n’est pas juste un ensemble d’idées inoffensives d’où l’on peut tirer inspiration et rêveries philosophiques. Pour s’en rendre compte, il peut être utile de rappeler la situation des pays où elle constitue encore le cœur de la psychologie et de la psychiatrie, et où elle guide à la fois la théorisation et la pratique clinique. En France, par exemple, les pédopsychiatres formés à la psychanalyse rejettent les classifications internationales des troubles mentaux en faveur de leur propre classification unique au monde[14][c] ; retardent le diagnostic de l’autisme ou lui substituent un diagnostic psychanalytique tel que « psychose infantile »[d] ; retardent ou empêchent toute forme d’intervention éducative ; pratiquent à la place des formes de psychothérapie analytique dont l’efficacité n’est soutenue par aucune donnée factuelle[e] (dont certaines particulièrement discutables comme le packing[15]) ; rejettent sur les parents la responsabilité des troubles neurodéveloppementaux de leurs enfants[f] ; et peuvent aller jusqu’à attaquer en justice une réalisatrice qui ose exposer leurs idées sur l’autisme[16][g]. Dans le contexte d’une contestation de plus en plus importante de leur autorité, les psychanalystes français se délectent de tout signe d’intérêt pour la psychanalyse manifesté par un neurobiologiste reconnu mondialement. Ses déclarations sont alors instrumentalisées dans l’espoir de retarder toute évolution de la psychologie et de la psychiatrie françaises pour quelques années de plus, constituant ainsi de nouveaux obstacles sur la voie d’une psychiatrie fondée sur des preuves. Les patients le payent au prix fort.

Je n’ai aucun doute que les scientifiques renommés que j’ai cités condamnent tous ces abus, et montrent un soutien sans faille à la psychologie et à la psychiatrie fondées sur des preuves. Mais ils devraient réfléchir à deux fois avant de faire des déclarations pouvant être interprétées comme une réhabilitation de la psychanalyse (à moins qu’ils n’aient de nouvelles données éblouissantes à révéler, bien entendu). Ils doivent être conscients de toutes les conséquences entraînées par le fait de préserver à tort la popularité de la psychanalyse. Ils doivent être conscients qu’ils seront enrôlés malgré eux dans la défense de pratiques diagnostiques et thérapeutiques indignes, au détriment des patients, même si cela se passe dans des pays éloignés.

Si la psychanalyse doit être réhabilitée, il faudra que ce soit sur la base de ses propres mérites. Il ne suffit pas qu’une recherche expérimentale mette à jour l’influence de certaines expériences précoces, détermine les bases cérébrales des processus inconscients, ou encore décode le contenu des rêves grâce à la neuro-imagerie, pour que cela confirme les idées psychanalytiques, même si Freud s’intéressait aux mêmes questions. Ce qu’il faudra, c’est montrer : (1) que certains concepts centraux de la psychanalyse (comme le complexe d’Œdipe, les stades psychosexuels, ou encore le sens symbolique des rêves) peuvent maintenant être définis avec suffisamment de précision pour faire des prédictions claires et testables, que ces prédictions sont effectivement correctes, et que les données ne sont pas mieux expliquées par d’autres théories plus simples ; ou que (2) les théories psychanalytiques des causes de certains troubles mentaux sont correctes et font des prédictions plus précises que les autres théories ; ou peut-être que (3) les thérapies psychanalytiques ont prouvé quelque efficacité pour certains troubles, pour des raisons spécifiques aux concepts psychanalytiques. Mais aucun des auteurs cités n’a fourni la moindre indication en ce sens. Trouver simplement de l’inspiration dans les écrits de Freud et faire de vagues analogies entre les concepts psychanalytiques et les résultats des neurosciences ne saurait suffire.

Franck Ramus
Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique
Ecole Normale Supérieure, EHESS, CNRS, Paris, France.

 

Notes spécifiques à la traduction française



[a] Comme toute traduction, celle-ci est imparfaite et ne parvient pas totalement à restituer les nuances de la version originale. Si vous avez des critiques à formuler, merci de commencer par vérifier la version anglaise pour éviter tout contresens.
[b] Rappelons que cet article s’adresse à une audience internationale. Quand je parle de la plupart des psychologues contemporains, je sous-entends « dans le monde », pas en France bien entendu. Je suis bien au courant qu’en France cette affirmation est totalement invraisemblable.
[c] Ramus, F. (2012). Peut-il y avoir une exception française en médecine? LeMonde.fr, 26/09/2012.
[d] Voir par exemple le sondage du site Doctissimo rapportant l’âge moyen du diagnostic en France.
[e] Pour s’en convaincre, on peut lire le rapport de la HAS qui fait l’inventaire exhaustif des données factuelles sur la prise en charge des enfants autistes.
[f] Pour ceux qui ont gobé la fable selon laquelle les psychanalystes n’accusent plus les mères, je recommande l’interview off d’Esthela Solano sur le site de l’Express, ou ce texte de Charles Melman, ou encore l’indépassable Françoise Dolto (ici et ).


 

Références


[1] Panksepp J, Solms M. What is neuropsychoanalysis? Clinically relevant studies of the minded brain. Trends Cogn Sci 2012; 16: 6–8.
[2] Kandel ER. A new intellectual framework for psychiatry . Am J Psychiatry 1998; 155:457–69.
[3] Laufer E (ed.) The Psychoanalytic Review Special Issue. On the Frontiers of Psychoanalysis and Neuroscience: Essays in Honor of Eric R. Kandel. Guilford Press, 2012.
[4] Damasio AR. Neuroscience and psychoanalysis: A natural alliance. Psychoanal Rev 2012; 99: 591–4.
[5] LeDoux J. Afterword. Psychoanal Rev 2012; 99: 595–606.
[6] LeDoux JE. The Emotional Brain: The Mysterious Underpinnings of Emotional Life. Simon & Schuster, 1996.
[7] Kandel E. The Age of Insight: The Quest to Understand the Unconscious in Art, Mind, and Brain, from Vienna 1900 to the Present. Random House, 2012.
[10] Esterson A. Freud returns? Butterflies & Wheels, 3 May 2004.
[11] Marr D. Vision: A Computational Investigation into the Human Representation and Processing of Visual Information. W.H. Freeman, 1982.
[12] Morton J, Frith U. Causal modeling: a structural approach to developmental psychopathology. In Developmental Psychopathology Volume 1: Theory and Methods (eds D Cicchetti, DJ Cohen): 357–90. Wiley, 1995.
[13] Morton J. Understanding Developmental Disorders: A Causal Modelling Approach. Blackwell, 2004.
[14] Misès R (ed.) Classification française des Troubles Mentaux de l’enfant et de l’adolescent R-2012: Correspondances et Transcodage – CIM10 (5e édition). Presses de l’EHESP, 2012.
[15] Amaral D, Rogers SJ, Baron-Cohen S, et al. Against le packing: a consensus statement. J Am Acad Child Adolesc Psychiatry 2011; 50: 191–2.
[16] Jolly D, Novak S. A French film takes issue with the psychoanalytic approach to autism. The New York Times, 19 Jan 2012.

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