Maltraitance : de la théorie à la pratique



Article publié sur le Huffington Post, 4 février 2014.

Ces dernières semaines, trois films documentaires offrent des regards complémentaires permettant de mieux comprendre la manière dont la France traite les enfants en situation de handicap mental, cognitif ou psychique : « Le Mur, ou la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme » de Sophie Robert, sorti en septembre 2011 sur internet, interdit de diffusion en janvier 2012 suite à la plainte de trois intervenants, puis libéré le 16 janvier 2014 par jugement de la cour d’appel de Douai ; « A ciel ouvert », de Mariana Otero, sorti en salles le 8 janvier 2014 ; et « Enfants handicapés : révélations sur les centres qui les maltraitent » de Nicolas Bourgoin, diffusé sur M6 le 19 janvier 2014.

Dans « Le Mur », onze psychanalystes exposent doctement leurs théories archaïques de l’autisme. Ils y étalent en toute candeur leur ignorance des connaissances scientifiques sur l’autisme, leur absence totale d’ambition thérapeutique et éducative, et leur dédain des autres approches réputées plus efficaces. « A ciel ouvert » montre la mise en pratique de ces théories dans l’institution dirigée par Alexandre Stevens, l’un des plaignants à l’encontre du Mur. Bien que montrant cette institution sous son jour le plus flatteur, ce film révèle un internat-centre de loisirs au sein duquel les activités proposées par les intervenants aux enfants ne répondent à aucun objectif éducatif précis mais découlent vaguement d’interprétations freudo-lacaniennes alambiquées de leurs comportements. Comme le dit l’un des intervenants, « on essaye d’avoir une demande nulle », et les résultats que l’on peut attendre dans ces conditions sont à l’avenant. Le film de Nicolas Bourgoin, lui, montre ce qui peut se faire de pire dans des institutions accueillant des enfants en situation de handicap mental : l’insalubrité, les traitements dégradants, la maltraitance auront bien sûr choqué tous les Français. Il est évidemment hors de question de faire des amalgames et d’imputer ces cas extrêmes à la psychanalyse ou à quelque doctrine psychiatrique que ce soit. Il est néanmoins possible de déceler des facteurs communs : absence de projet éducatif et thérapeutique ; personnels soignants sans formation digne de ce nom qui, au mieux, bricolent dans l’ignorance totale des bonnes pratiques ; neuroleptiques et contention comme seules réponses aux comportements inadaptés, faute de connaître et de vouloir appliquer les techniques comportementales qui permettraient à la fois de prévenir ces comportements et de les réguler efficacement ; irresponsabilité généralisée des acteurs qui n’ont jamais à rendre compte de leurs choix et de leurs actes. Les mêmes mécanismes qui permettent aux pratiques psychanalytiques pour l’autisme de perdurer malgré leur inefficacité permettent à certains établissements de déraper dramatiquement en toute impunité.

La maltraitance n’est donc pas un accident malheureux et isolé. C’est le résultat de tout un système, qui requiert la complicité de nombreux acteurs et institutions à tous les niveaux. A commencer par les facultés de médecine et de psychologie, les écoles de psychomotricité et divers organismes de formation qui continuent à professer majoritairement des théories du développement de l’enfant et de ses troubles totalement dépassées, et dont le corps professoral tend à se reproduire à l’identique par le biais de recrutements consanguins. Les Agences Régionales de Santé, qui, sans exercer de véritable contrôle, s’appuient sur les conseils de professionnels qui sont à la fois juge et partie, certifiant des institutions aux pratiques aberrantes pour préserver l’existant, et rechignant à homologuer des structures innovantes adhérant aux bonnes pratiques recommandées par la Haute Autorité de Santé (HAS). La Sécurité Sociale, qui rembourse servilement toutes ces prestations sans contrôle de leur qualité, ni même de leur conformité. Les Maisons départementales pour les personnes handicapées (MDPH), qui pour beaucoup peinent à prendre en compte les spécificités du handicap cognitif et mental. Les professionnels de santé, peu formés aux bonnes pratiques, dont les connaissances sur les troubles du développement datent parfois de plusieurs  décennies, au mépris de leurs codes de déontologie. L’Education Nationale qui, au mépris de la loi Chossy de 1996 et de la loi de 2005 sur le handicap, préfère voir les enfants en situation de handicap dans n’importe quelle institution plutôt que dans ses classes. La société toute entière qui, par son refus d’inclure toutes les personnes handicapées en son sein, trouve bien commodes ces institutions fermées qui les rendent invisibles, quand bien même cela accroit les risques de dérives tout aussi invisibles.

Si pendant longtemps tout fut permis et les professionnels furent livrés à eux-mêmes parce qu’aucun référentiel n’existait, ils ne peuvent plus aujourd’hui ignorer les recommandations de bonnes pratiques de la Haute Autorité de Santé, ni les préconisations du 3ème plan Autisme. On aurait pu croire que les professionnels seraient ravis d’être enfin guidés et épaulés dans leur pratique par un corpus de connaissances à jour et les résultats d’essais cliniques sur différents types de prise en charge. Que nenni ! Les deux dernières années ont vu une indécente litanie de lettres (à la ministre, au président de la République), d’articles, de pétitions (et même un recours en Conseil d’Etat !) d’à peu près toutes les associations et syndicats de la psychiatrie[1] contestant à la fois les recommandations de la HAS et le 3ème plan Autisme. Fédération Française de Psychiatrie, Association Lacanienne Internationale, Ecole de la Cause Freudienne, Collectif des 39, et bien d’autres[2], tous unis pour dénigrer les méthodes comportementales efficaces comme étant du « dressage », pour revendiquer sans vergogne de continuer à travailler comme ils l’ont toujours fait, sans rien changer, surtout sans aucun compte à rendre, et pour nier à l’Etat tout droit de se mêler de leurs pratiques ! Ou comment ériger l’irresponsabilité en vertu cardinale. Devant une telle résistance passive des acteurs de terrain, il est donc d’autant plus urgent que tous les instances de l’Etat prennent leurs responsabilités : le ministère de la Santé, les universités, les ARS, les Caisses primaires d’assurance maladie, les MDPH, l’Education Nationale, tous doivent jouer pleinement leur rôle pour faciliter l’adoption des bonnes pratiques partout sur le territoire et donner aux enfants en situation de handicap les meilleures chances d’apprendre, de devenir autonome et de participer à la vie en société.

Franck Ramus, directeur de recherches au CNRS, KOllectif du 7 janvier pour une psychiatrie et une psychologie basées sur des preuves

Article co-signé par:
Michel Favre, Président de Pro Aid Autisme, membre du Collectif Autisme
Vincent Gerhrads, Président d'Autistes sans Frontières, membre du Collectif Autisme
Elaine Hardiman-Taveau, Présidente d'Asperger Aide France, membre du Collectif Autisme
Bertrand Jacques, Président de Agir et vivre l'autisme, membre du Collectif Autisme
le KOllectif du 7 janvier pour une psychiatrie et une psychologie basées sur des preuves 


[1] A l’exception de deux collectifs ultra-minoritaires qui se sont constitués précisément pour se distinguer de la masse : L’ Association pour la promotion des pratiques fondees sur des preuves en psychopathologie du developpement et Pour une psychiatrie de progrès.
[2] Une liste d’organisations signataires d’un de ces appels est disponible sur http://www.hospitalite-autistes.org/spip.php?article1.

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