dimanche 16 septembre 2012

Les chercheurs français ont besoin d'une ANR renforcée

Un texte soumis par la Coordination des instances du Comité national de la recherche scientifique (C3N) pour les Assises de la recherche et de l'enseignement supérieur propose, en résumé, de faire table rase sur 10 ans de réformes de l'enseignement supérieur et de la recherche, avec en principale ligne de mire: l'Agence Nationale de la Recherche (ANR), l'Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (AERES), Crédit Impôt Recherche (CIR), et les Investissements d'Avenir. Dans un entretien, la Ministre de l'Enseignement Supérieure et de la Recherche semble leur donner partiellement raison, déclarant "Il va falloir redéployer effectivement les crédits de l’ANR vers les crédits récurrents des laboratoires". Pourtant, même si les institutions visées ne sont pas toutes également défendables, la rhétorique du C3N au sujet de l'ANR est particulièrement peu convaincante.

Pour bien comprendre pourquoi l'ANR est devenue aujourd'hui un élément indispensable du paysage de la recherche française, il faut se souvenir quelle était la situation antérieure. Lorsque j'étais doctorant, puis jeune chercheur dans un laboratoire du CNRS avant la création de l'ANR, les sources de financement de la recherche étaient extrêmement réduites: nous comptions principalement sur le CNRS et les autres tutelles du laboratoire pour lui fournir un budget récurrent devant couvrir tous nos besoins. L'argent de la recherche, saupoudré finement, réparti entre laboratoires de manière totalement opaque par les institutions qui nous gouvernaient, et dépensé à la discrétion du mandarin directeur de laboratoire, ne permettait de faire que de la recherche bon marché. Il peut s'en faire d'excellente, tant il est vrai que la qualité de la recherche n'est pas proportionnelle à son coût. Néanmoins, tout projet un tant soi peu ambitieux était tout simplement impensable. La seule institution capable d'accorder un budget conséquent était la Commission Européenne, et nous nous hasardions parfois à répondre à ses appels d'offres, au prix parfois de collaborations internationales rocambolesques montées de toutes pièces pour donner à chaque partenaire les moyens de faire ses recherches. Mais tout était bon pour grappiller quelques sous permettant d'améliorer l'ordinaire.

Lorsque l'ANR a été créée, la situation a changé du tout au tout. Il est devenu soudain possible, même pour un tout jeune chercheur, d'avoir une idée de projet ambitieux, y compris d'un coût dépassant largement le budget récurrent de son laboratoire, et de le faire financer. Et ce sur absolument n'importe quel sujet. La seule condition pour cela était d'être capable d'expliquer le projet par écrit, en justifiant pourquoi il était important pour l'avancement de la connaissance, pourquoi la méthodologie proposée était adéquate, et d'en convaincre des experts compétents dans le domaine. Ce fut une révolution. L'horizon s'est soudain élargi de manière significative pour tous les chercheurs pleins d'idées, stimulant sans aucun doute grandement leur créativité jusque-là bridée.

Le C3N fustige "le financement de la recherche sur projet individuel à court-terme". Premièrement, l'ANR ne finance pas que des projets individuels, elle finance très majoritairement des projets collaboratifs. Deuxièmement, elle finance des projets de 3 à 5 ans, peut-on appeler cela du court-terme? Alors qu'il s'agit précisément de la durée de contractualisation d'un laboratoire CNRS (4 ans jusqu'à maintenant, 5 ans à l'avenir). Même dans l'ancien système, 99% des chercheurs ne faisaient jamais de projets au-delà de 4 ans! Seuls quelques projets exceptionnels et de très grands équipements nécessitent des financements sur une durée plus importante, et il est important que les EPST continuent à avoir les moyens d'y pourvoir. Mais pour l'essentiel de la recherche, l'ANR n'est pas plus court-termiste que le CNRS, bien au contraire.

Car le financement de la recherche sur projet a également des vertus non négligeables, dont celle d'obliger les chercheurs à se projeter dans l'avenir et à formuler de véritables projets de recherche, rigoureusement justifiés, bien conçus et précisément définis, sur plusieurs années (les projets de contractualisation des laboratoires n'ont jamais été aussi détaillés et exigeants que peuvent l'être les projets de recherche soumis à l'ANR). Dans l'ancien système, où le financement de la recherche tombait chaque année automatiquement dans l'escarcelle des laboratoires, beaucoup de chercheurs se laissaient bercer par le flot des crédits récurrents, faisant leur recherche à vue, sans avoir nécessairement réfléchi à l'étape suivante. Mon expérience de la recherche dans les deux systèmes  me conduit à penser que la qualité générale et la productivité de la recherche française se sont significativement améliorées depuis que l'on incite les chercheurs à concevoir des projets sur le long terme. Certains membres de comités d'évaluation constatent d'ailleurs que la qualité des projets déposés s'est considérablement améliorée au fil des années.

Certes, le temps passé à concevoir des projets a augmenté, mais au vu de la discussion ci-dessus, peut-on s'en plaindre? Je n'en suis pas convaincu. Et bien sûr, le temps passé à soumettre, à évaluer et à rendre compte des projets a lui aussi augmenté, et ce temps parait toujours trop long au chercheur. Mais il est loin d'être clair que dans l'ancien système ce temps était utilisé avec profit pour faire plus de recherche de meilleure qualité (on répondait aussi à des appels d'offres, surgissant à l'improviste de sources diverses, sans aucune visibilité, définis et évalués dans l'opacité la plus totale, avec de très faibles chances de succès, et tout cela pour des montants dérisoires). Par ailleurs, le temps passé dans ces tâches ingrates est d'autant plus important que le taux d'échec des projets soumis à l'ANR est grand, un problème qu'il est possible d'atténuer.

J'en viens donc aux suggestions qui permettraient à l'ANR de mieux remplir son rôle de financeur principal de la recherche publique et de stimulateur de la créativité des chercheurs. Car il est vrai que l'ANR fonctionne imparfaitement et que l'on pourrait encore faire beaucoup pour approcher d'un système idéal.
  • Augmenter sensiblement le budget de l'ANR consacré aux programmes blancs (non thématiques). En effet le faible taux de succès aux programmes blancs a atteint un niveau reconnu par tous comme pathologique, décourageant tous les acteurs, gaspillant leurs efforts et diminuant ainsi sensiblement l'efficacité du système.
  • Exercer un contrôle scientifique plus rigoureux sur les programmes thématiques. En effet, les programmes thématiques qui accaparent actuellement la majeure partie du gâteau créent parfois des distorsions absurdes entre champs de la recherche (tout indique que les programmes thématiques financent parfois des projets médiocres, alors que le programme blanc est obligé de refuser des projets excellents), tout en étant faiblement justifiés scientifiquement et même d'un point de vue sociétal (par exemple: l'orientation d'une proportion considérable du budget des neurosciences en faveur d'une unique maladie (Alzheimer), par la lubie d'un politicien). Autant il est légitime que les élus de la République puissent affecter des financements prioritaires à certains thèmes de recherche qu'ils jugent importants pour la société à un moment donné, autant il est insensé de les laisser prendre des décisions aussi lourdes de conséquences sous la pression de l'actualité du moment ou d'un lobby et sans la moindre compréhension des enjeux scientifiques. Il est important qu'une instance scientifique crédible (interne, si l'ANR se dotait d'un conseil scientifique, ou externe, par exemple l'Académie des sciences) puisse guider les politiques dans leurs choix et les empêcher de prendre des décisions inconsidérées sans aucun contrôle.
  • Renforcer la rigueur de l'évaluation des projets. Cela implique d'avoir systématiquement recours à des experts étrangers. Etant données les nombreuses sollicitations dont les chercheurs compétents font l'objet, il faudrait envisager de les rémunérer pour ce type d'activités, comme le font certaines institutions ou fondations.
  • Améliorer le retour de l'information en direction des chercheurs. Actuellement les chercheurs n'ont pour ainsi dire aucun retour sur les évaluations de leurs projets, hormis un compte-rendu lapidaire rédigé à la va-vite et parfois factuellement inexact. Or ils ont besoin d'avoir accès à l'intégralité des rapports des experts, afin de comprendre le sort réservé à leur projet et surtout de pouvoir l'améliorer en vue d'une resoumission. Jusqu'à présent l'ANR n'a pas joué la transparence et elle a eu tort. Si elle a honte de la qualité de certains rapports au point de ne pas oser les transmettre, c'est parce qu'elle ne recrute pas des experts suffisamment compétents, ce qui nous ramène au point précédent.
  • Encourager les resoumissions de projets après révision. Dans la publication scientifique, il est incontestable que l'expertise par les pairs, effectuée de manière constructive, améliore considérablement la qualité des articles publiés. Il peut en être de même pour les projets de recherche. C'est la logique adoptée aux USA, notamment au NIH et à la NSF, et les chercheurs apprécient énormément cette possibilité. Il faut pour cela identifier certains projets qui ne peuvent pas être financés en l'état mais qui pourraient être repêchés, sous réserve de modifications adéquates. Il faut se servir de la compétence des experts pour détecter ces projets et formuler les suggestions de modification (cf. point ci-dessus). Et permettre aux chercheurs de resoumettre leur projet dans des délais qui ne les rendent pas obsolètes, ce qui n'est pas le cas actuellement étant donnée le rythme annuel des programmes de l'ANR. Une solution serait par exemple d'avoir deux programmes blancs par an (même à budget constant), ce qui aurait pour avantage général de rendre le financement de la recherche beaucoup plus réactif aux idées des chercheurs. Une autre solution (en vigueur notamment au Royaume-Uni) serait, pour certains projets, de laisser les candidats la possibilité de répondre aux critiques des experts avant de trancher définitivement. Il y a toutefois deux écueils à éviter: 1) Demander systématiquement une révision et resoumission, ce qui gaspillerait le temps de tout le monde. Il faut rester capable d'accepter les meilleurs projets du premier coup. 2) Engendrer une file d'attente trop longue engorgeant le système. Seul un nombre limité de projets doivent être autorisés à re-postuler.
Pour conclure, on ne peut pas nier que l'ANR fonctionne encore imparfaitement et que le système idéal soit loin d'être atteint. Mais la solution à ce problème ne peut pas être de supprimer l'ANR ou de diminuer grandement son importance, à moins de faire un bond de dix ans en arrière qui condamnerait définitivement la recherche française. Il faut au contraire accroître le rôle de l'ANR, en renforçant son budget et en lui donnant les moyens de fonctionner de manière totalement professionnelle au service de tous les chercheurs et de leurs projets.

7 commentaires:

  1. Ce texte ignore l'éléphant dans la piece.
    Là question est: est ce qu'un chercheur ou enseignant chercheur peut avoir les moyens de travailler (humblement, sur des projets peu coûteux), sans forcément passer par l'ANR où autre. Les jeunes ont si bien internalisé l'idée que la compétition entre projets et les demandes de grants faisaient parti du travail qu'ils ne remettent plus ça en cause. Ton discours qui paraît si rationnel implique la précarité des contrats (les grants servent surtout à financer des salaires de postdoc). Moi, ça m embête.
    Au fond, je ne defends pas l'idée que les chercheurs devraient avoir un boulot pépère à vie. Mais je sais que le système actuel, avec ses pressions diverses, engendre beaucoup de mauvaise science. Donc là société ne s'y retrouve pas. Ce serait intéressant de relire les textes qui ont justifié la creation du CNRS.
    Une Anr améliorée, je suis pour. Mais moins de postes précaires, ça me paraît plus important.

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  2. Hum, jai écris trop vite et mon texte est confus. Mais bon le principal est là.

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  3. Dans la mesure où les ressources sont limitées, il y a toujours compétition. Avant l'ANR, il y avait tout autant de compétition pour les crédits, mais elle se jouait de manière opaque dans le dos des chercheurs. Je préfère qu'elle se déroule de manière ouverte, avec des règles claires, et des évaluations scientifiques de qualité.

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  4. Le système actuel engendre beaucoup de mauvaise science mais le système ancien aussi, et je dirais même plus. Si on regarde une discipline que nous connaissons bien comme la psychologie, mon sentiment est que la mise en compétition au niveau national et international l'a considérablement faite progresser (et il y a encore de la marge de progression). Ce n'est pas exclusivement dû à l'ANR, mais plus globalement à l'élévation générale du standard de l'évaluation scientifique dans cette discipline, à laquelle l'ANR et l'AERES ont largement contribué.

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  5. Sur la précarité, c'est un vrai problème, mais indissociable du problème plus général de la carrière des chercheurs.
    Je pense que tout le monde considère que les postdocs à l'étranger sont bénéfiques pour la formation des jeunes chercheurs, et personne n'a envie de revenir là-dessus. L'enjeu, c'est de pouvoir ensuite donner des postes à ceux qui reviennent. C'est un enjeu principalement budgétaire.
    Après, personnellement je ne suis pas pour la fonctionnarisation des jeunes chercheurs de 30 ans. Quel que soit le métier, ça me parait délirant de recruter quelqu'un à vie quelle que soit la qualité de son travail pour les 30 ou 40 années à suivre. Je serais favorable à ne titulariser comme fonctionnaire qu'au niveau professeur des universités ou directeur de recherches. Au niveau MC ou CR, on pourrait en revanche offrir des CDD plus longs que ceux disponibles actuellement (pourquoi pas assortis d'un financement de recherche), par exemple 5 ou 6 ans renouvelable 1 fois, leur donnant le temps de vraiment développer un projet original et de faire leurs preuves, jusqu'à obtention d'un poste PU ou DR. Evidemment, le corollaire est que ceux qui à l'issue de 10 ou 12 ans n'obtiendraient pas un poste PU ou DR devraient quitter la recherche. Mais cette sélection reportée permettrait aussi de donner plus de contrats CR et MC qu'il n'y en a actuellement, et donc d'aider les jeunes à sortir de l'engrenage des postdocs.

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  6. Franck, ce que tu viens de proposer (fonctionnarisation au stade prof. d'université), encore une fois séduisant sur le papier, ressemble furieusement au système allemand non? Or, J'ai vu nombre de scientifiques allemands plutôt déprimés par ce système. Et encore, en Allemage, une thèse a, parait-il, une valeur reconnue pour trouver du travail en dehors du milieu académique. Il ne ferait vraiment pas bon, en France, se retrouver éjecté du milieu académique vers 40 ans sans avoir préparé ses arrières. Dans l'état actuel des choses en France, je suis pour la fonctionnarisation mais avec des passerelles plus faciles vers l'enseignement général et autres administrations.

    En second lieu, suivant ta suggestion, un "bon" chercheur devra donc forcement être un manager et un communiquant qui, remportant de l'argent sur projets, l'utilise en employant d'autres personnes (thésard, postdocs qui deviennent en fait des 'assistants de recherche' qui exécutent le projet). Pour ma part, je préfèrerais un système qui favoriserait l'éclosion d'idées vraiment originales plutôt que le bulldozer de la science normale (Kuhn). Il existe effectivement quelques grands scientifiques qui sont aussi des bons managers et communiquants, mais je n'ai pas l'impression que ce soit la majorité...

    Les crédits étant limités, il faut effectivement les distribuer correctement. Mais entre sauproudrage inefficace (CNRS avec faible budget) et une sélection drastique avec où "the richs gets richer and the poors stay behind" (ANR actuelle), il doit y avoir un juste milieu où on donne à quelqu'un qui a été recruté les moyens de travailler (comme tu le proposes d'ailleurs dans ton dernier système).

    En tout cas, si on continue sur cette lancée, les conseils désabusés d'un Jacques Harthong seront fort utiles pour ceux qui se lancent dans une carrière académique (cf. http://moire4.u-strasbg.fr/apache2-default/JHideas.htm; follow the links "My advice" et "Carrières grandioses", si vous avez du temps...)

    J'ai le sentiment que la seule politique de la recherche consiste à essayer d'imiter le système nord-américain (ou plutot, une caricature de ce système), ce qui est intellectuellement la voie la plus facile. Je n'idolâtre pas le CNRS qui est en train de disparaitre, mais du moins il me semble qu'il avait pour but de garantir une liberté d'explorer qui est en train de disparaitre (même si cette liberté a sans doute été très mal employée par les chercheurs français; cf p.ex. le lien caché dans la page 'How to escape' sur le site d'Harthong).

    Un antidote personnel, c'est l'admiration pour des chercheurs comme Jacques Testard, fondateur de l'association 'sciences citoyennes', que je cite ici:

    "De telles propositions (http://sciencescitoyennes.org ) visent à ce que la recherche soit au service des citoyens du monde, c’est-à-dire que cette activité, comme les autres activités du secteur public, soit mise en démocratie. Pour celà il faut commencer, même si cela déplait à de nombreux collègues, par démystifier le métier et la fonction de la recherche. Le but assigné à l’institution de recherche par les citoyens qui la financent ne peut plus se confondre avec le carriérisme de quelques vainqueurs car c’est la collaboration entre les laboratoires internationaux qui constituerait le meilleur moyen de soulager les misères du monde. La recherche publique n’a pas pour but essentiel d’assurer la compétitivité, sous ses formes variées, mais de produire des connaissances et des moyens de jouissance, de développer la culture et l’expertise publique, de favoriser la citoyenneté dans un monde largement soumis à la technoscience."

    Utopique la collaboration plutôt que la compétition? Tant pis, c'est un état d'esprit que je préfère.

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  7. Pour moi il n'y a pas d'antinomie entre collaboration et compétition. Je suis bien d'accord qu'il faut valoriser les collaborations, les plus larges possibles, aux niveaux national et international. De fait, l'ANR et l'UE financent de manière prédominante des projets collaboratifs, et il existe par ailleurs de nombreux programmes internationaux et binationaux spécifiques pour financer toutes les collaborations possibles et imaginables.
    Mais une fois qu'on a suscité des projets de collaboration, comme dans un monde fini avec des ressources limitées on ne peut pas tous les financer, il faut bien les sélectionner, et donc mettre en compétition (virtuelle) les différents projets de collaboration.
    Je parle de compétition virtuelle car cette compétition se joue au sein des comités de sélection, les candidats ne sachant pas la plupart du temps avec qui ils sont en compétition. C'est donc une forme de compétition qui n'engendre pas nécessairement de la défiance et un climat délétère entre les chercheurs candidats.

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