Vendredi 6 décembre 2013 paraît dans
la revue Science une
étude de Bart Boets et ses collaborateurs de Leuven (Belgique), intitulée « Intact but Less
Accessible Phonetic
Representations in Adults with Dyslexia » [1].
Pour les
connaisseurs de la recherche sur la dyslexie, ce titre est synonyme
de :
Ramus et Szenkovits [2]
avaient
raison. Explications.
La dyslexie est un trouble spécifique
de l’acquisition de la
lecture, en l’absence de déficience intellectuelle, de troubles
sensoriels non
corrigés, et de carence pédagogique évidente. Au niveau cognitif, il
est
largement admis que ce trouble est dû, chez une majorité d’enfants
dyslexiques,
à ce que l’on appelle un déficit phonologique, c’est-à-dire un déficit
dans la
représentation mentale et/ou le traitement des sons de la parole. Ce
déficit
phonologique se manifeste notamment par les grandes difficultés des
personnes
dyslexiques dans des tests de conscience phonologique (capacité à se
représenter et à manipuler mentalement les unités élémentaires de la
parole,
les syllabes et les phonèmes, comme on le fait dans les
contrepèteries), des
tests de mémoire verbale à court-terme (mémoriser pendant quelques
secondes et
restituer de la parole, comme un numéro de téléphone ou un nom
compliqué), et
des tests de récupération lexicale rapide (nommer une série de 50
images le
plus vite possible). Dans leur tentative de donner à ces symptômes
variés une
explication unique, les chercheurs ont convergé depuis plusieurs
décennies vers
l’hypothèse selon laquelle les personnes dyslexiques auraient des
représentations phonologiques dégradées, c’est-à-dire moins précises,
moins
spécifiées, moins catégorielles, ou peut-être plus bruitées. Pour
donner une
image, c’est comme si dans leur dictionnaire mental contenant les mots
parlés
(le lexique phonologique), ceux-ci étaient écrits de manière floue ou
avec des
lettres manquantes.
Au cours de sa thèse de doctorat,
Gayaneh Szenkovits a conçu
des expériences nouvelles visant à tester sur des personnes dyslexiques
diverses prédictions de l’hypothèse des représentations phonologiques
dégradées. A notre grande surprise, toutes ces expériences ont échoué,
c’est-à-dire que leurs résultats n’étaient pas compatibles avec une
dégradation
des représentations. Par ailleurs, en ré-analysant les résultats déjà
publiées
par d’autres chercheurs, il nous est apparu que ces résultats n’étaient
pas non
plus très congruents avec cette hypothèse. Nous avons fait état de nos
observations dans un article de synthèse publié en 2008, et nous avons
été
amenés à proposer une hypothèse alternative, selon laquelle les
représentations
phonologiques des personnes dyslexiques seraient intactes, mais plus
difficilement accessibles [2].
Pour
reprendre la métaphore précédente, dans leur lexique mental des mots
parlés,
les mots seraient écrits normalement, mais les pages seraient
collantes,
rendant la récupération de ces mots plus lente, et induisant parfois
des
erreurs (lorsque, sous pression temporelle, on récupère un mot sur la
mauvaise
page).
Depuis 2008, de nombreux résultats
ont été publiés qui
semblent plus compatibles avec notre hypothèse qu’avec celle des
représentations dégradées [3].
Néanmoins,
aucune étude n’est parvenue à départager sans ambiguïté les deux
hypothèses. La
raison en est qu’il est quasiment impossible en pratique de concevoir
des tests
expérimentaux qui sollicitent les représentations phonologiques sans
impliquer
l’accès à ces représentations, et vice-versa. De ce fait l’issue du
débat est restée
incertaine.
C’est là que l’étude de Boets et
coll. franchit une nouvelle
étape importante. En utilisant la neuroimagerie, ces auteurs
parviennent à
contourner cette limite de la psychologie expérimentale. D’une part,
afin d’évaluer
l'intégrité des représentations phonologiques dans le cortex auditif et
les
régions cérébrales voisines (gyrus temporal supérieur), ils utilisent
une
technique de "décodage cérébral", qui permet de mesurer les
activations cérébrales évoquées spécifiquement par des syllabes
parlées.
L’analyse de la manière dont des syllabes différant soit d’une
consonne, soit
d’une voyelle, soit des deux, engendrent des activations distinctes,
leur
permet d’obtenir une estimation de la précision des activations
correspondant
aux représentations phonologiques. D’autre part, afin d’évaluer
l’accessibilité
de ces représentations, ils utilisent une analyse de
« connectivité
fonctionnelle », qui leur permet d’analyser dans quelle mesure
d’autres
régions cérébrales impliquées dans le langage s’activent en réponse aux
activations des régions auditives.
Les résultats sont clairs : les
adultes dyslexiques
diffèrent du groupe témoin uniquement dans la seconde analyse, mais pas
dans la
première. Plus spécifiquement, les activations du cortex auditif des
personnes
dyslexiques reflètent aussi distinctement les différences phonétiques
entre
syllabes que celles des personnes témoins. En revanche, ces mêmes
régions sont
moins bien connectées fonctionnellement à une seule autre région du
cerveau : la région de Broca (gyrus frontal inférieur gauche),
qui est
censée en recevoir les informations pour des étapes ultérieures du
traitement de
la parole (notamment la mémoire de travail et la production de la
parole). Ces
auteurs montrent de plus grâce à l’imagerie de diffusion une moindre
intégrité
anatomique du faisceau arqué, le faisceau de fibres de matière blanche
qui
relie les deux régions.
Schéma illustrant les régions corticales supportant les représentations phonologiques intactes (en jaune), la région de Broca (cercle vert) et la déconnexion entre les deux chez les personnes dyslexiques. Source: B. Boets.
Schéma illustrant les régions corticales supportant les représentations phonologiques intactes (en jaune), la région de Broca (cercle vert) et la déconnexion entre les deux chez les personnes dyslexiques. Source: B. Boets.
En résumé, les représentations
cérébrales des contrastes
phonétiques chez les personnes dyslexiques semblent aussi normales
qu’il est
possible de le mesurer par cette technique de décodage cérébral, mais
moins
accessibles par la région de Broca située en aval. Il s’agit là de la
confirmation la plus convaincante de notre hypothèse sur la nature du
déficit
phonologique depuis que nous l’avons formulée il y a 5 ans. Cette étude
a plus
généralement l’intérêt de montrer que, dans certaines situations,
lorsqu’elle
est utilisée de manière astucieuse, la neuroimagerie peut contribuer à
répondre
à des questions théoriques en psychologie, parfois mieux que les
méthodes de la
psychologie expérimentale elle-même.
En ce qui concerne d'éventuelles implications cliniques, il faut rester très prudent car ce n'est pas l'objet de ce genre d'études. On pourrait dire que la préservation des représentations phonologiques, si elle est confirmée, suggère que les approches visant à "réparer" ces représentations, au moyen d'entrainements auditifs notamment, ne sont pas pertinentes. C'est de toute façon ce que dit aussi une méta-analyse des essais cliniques portant sur ce type d'entrainements [4]. Et on pourrait suggérer que les orthophonistes devraient se concentrer sur l'entrainement des capacités de récupération et de manipulation des représentations phonologiques. Mais je pense que pour la plupart ils le font déjà.
Dans tous les cas il est important de garder à l'esprit qu'aucune étude de neuroimagerie ne peut dire quelle approche thérapeutique est la meilleure. Seuls des essais cliniques bien contrôlés peuvent répondre à ce genre de questions.
En ce qui concerne d'éventuelles implications cliniques, il faut rester très prudent car ce n'est pas l'objet de ce genre d'études. On pourrait dire que la préservation des représentations phonologiques, si elle est confirmée, suggère que les approches visant à "réparer" ces représentations, au moyen d'entrainements auditifs notamment, ne sont pas pertinentes. C'est de toute façon ce que dit aussi une méta-analyse des essais cliniques portant sur ce type d'entrainements [4]. Et on pourrait suggérer que les orthophonistes devraient se concentrer sur l'entrainement des capacités de récupération et de manipulation des représentations phonologiques. Mais je pense que pour la plupart ils le font déjà.
Dans tous les cas il est important de garder à l'esprit qu'aucune étude de neuroimagerie ne peut dire quelle approche thérapeutique est la meilleure. Seuls des essais cliniques bien contrôlés peuvent répondre à ce genre de questions.
Références
2 Ramus, F.
and Szenkovits, G.
(2008) What phonological deficit? Quarterly Journal of
Experimental
Psychology 61, 129-141
3 Ramus, F.
and Ahissar, M. (2012)
Developmental dyslexia: the difficulties of interpreting poor
performance, and
the importance of normal performance. Cognitive
Neuropsychology 29,
104-122
4 Strong, G.K., et al. (2011) A systematic meta-analytic review of evidence for the effectiveness of the ‘Fast ForWord’ language intervention program. Journal of Child Psychology and Psychiatry 52, 224-235
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